En 1982, j'écrivais une histoire qui avait comme objectif premier de faire comprendre aux adultes qui m'entouraient, que le vrai but de la vie était la mort. J'avais 12 ans. C'est à l'âge de 37 ans pourtant que j'ai compris à quel point la mort était la source première de la vie et à quel point aussi, je devais lui faire face pour apprendre à exister vraiment.

samedi 8 mars 2008

L’art pour parcourir le monde

« Toute aventure humaine, quelque singulière qu’elle paraisse, engage l’humanité entière.»
Jean-Paul Sartre, écrivain et philosophe français, 1905-1980

La majorité des gens rêvent de voyage. Certains s’envolent vers la douceur du sable et le parfum de la mer. D’autres préfèrent escalader des montagnes et conquérir de nouveaux espaces. Beaucoup s’installent derrière le volant d’un vieux véhicule déjà rempli de souvenirs, ouvre un radio qui grésille et chantent en sillonnant les routes de leur continent.

Peu importe la voie choisi et le type de transport emprunté, partir à l’aventure change les voyageurs. Pour ma part, j’ai longtemps préféré enfourcher une motocyclette et laisser le vent caresser mes couettes en saluant les autres motards croisés sur ma route. Pourtant, lorsque je regarde en arrière, je me rends compte que les voyages qui ont le plus contribué à ouvrir mon regard à celui des autres, sont ceux que j’ai fait dans mon atelier.

Seule, pinceaux en mains, créativité en tête et surtout, âme au bout des doigts. Partir c’est souvent rester. Pour moi, l’art c’est beaucoup plus qu’une création offerte aux yeux, c’est un pont entre nous et nous. Choisir d’être à l’écoute de l’Univers tout entier demande un abandon total et souvent ce lâcher prise s’accompli ici. Les silences sont riches de connaissance. C’est dans le silence qu’on apprend à connaître les autres et c’est dans le silence qu’on arrive à se reconnaître. Le silence n’est-il pas un bruit qui se repose, une musique qui prend son souffle ?

Il m’arrive de penser que partout dans le monde, il y a des êtres qui, comme moi, se réfugient dans la création pour s’ouvrir à la vie et au monde entier. Si je ferme les yeux et que je laisse mes doigts sillonner une toile, je parcours la planète et j’y découvre d’autres âmes courageuses à la recherche de la sensation la plus forte qui soit : celle d’occuper le moment présent sans chercher à l’étourdir par des images extérieures.

Ce voyage créatif ne remplace en rien les découvertes magiques que nous pouvons faire en terrains inconnus. Confronter notre langue et notre culture à celles des autres, s’émerveiller devant un paysage inédit et savourer une cuisine nouvelle sont autant de cadeaux précieux. Par contre, prendre le temps de voyager à l’intérieur de nous-mêmes nous permet de profiter pleinement des rencontres que nous faisons. Savoir qui nous sommes c’est être capable d’offrir aux autres toute notre attention. C’est une offrande qui peut changer l’humanité toute entière… j’en suis certaine.

L’art pour plonger à l’intérieur de nous-mêmes

« Il ne faut cesser de s’enfoncer dans sa nuit : c’est alors que brusquement la lumière se fait ».
Francis Ponge, poète français, 1899-1988

On se répète inlassablement que la vie est fragile, qu’elle ne tient qu’à un fil et qu’il faut savourer chacune des minutes qui nous sont offertes. Pourtant, bien souvent, nous sommes incapable de l’apprécier vraiment, car nous nous camouflons derrière un masque. Celui-ci correspond à la vision que nous voulons montrer, mais ressemble peu à qui nous sommes vraiment.

C’est ainsi que, chaque jour, nous choisissons de montrer des parcelles de notre être dans l’espoir d’être aimé, apprécié et choisi. Malheureusement, dans cette noble quête, nous oublions que le plus grand défi de l’existence est d’apprendre à s’aimer soi-même. Se regarder sans se reconnaître, c’est douloureux. Être aimé pour ce que nous ne sommes pas, c’est étouffant et cette mascarade peut nous détruire tout en démolissant ceux qui nous entourent.

L’art a ce pouvoir magique de nous mettre en contact avec notre âme. Notre essence. C’est difficile de mentir lorsque l’inconscient guide notre main et choisit les couleurs à notre place.

Je suis convaincue que le dessin et la peinture m’ont aidée à passer au travers de ma crise d’adolescence. Entre moi et la toile, il y avait une lumière. La mienne. Certains jours, les couleurs étaient délavées, les zones d’ombres plus nombreuses et les coups de pinceaux saccadés. Peu importe où le rythme de mes gestes m’ont amené, une chose est sûre : en peignant, j’étais incapable de feindre. La douleur, les complexes, les peurs, tout était là. J’ai barbouillé des toiles avec ma colère et j’ai sali des canevas avec mes larmes. Je me suis reconnue dans le rouge et le jaune et je me suis perdue dans le mauve et le vert. J’ai créé des images et j’ai appris à avoir confiance en moi.

Encore aujourd’hui, ces moments où je savoure la vie en m’isolant avec mes couleurs sont des fontaines où je puise l’énergie nécessaire pour affronter les défis quotidiens.

L’art nous permet d’oublier les opinons des autres, d’abolir nos propres frontières et de plonger dans notre intérieur. Il faut de l’audace et une bonne dose d’impétuosité, mais au bout de l’aventure, nous pouvons apprendre à nous aimer. Après, c’est possible de partager notre lumière. La vraie.

Il m’arrive encore de sourire au lieu de pleurer et de dire aux autres que je vais bien quand tout en moi s’écroule, mais lorsque que j’entre chez moi, la femme qui me regarde me brosser les dents est la même qui m’a vu appliquer mon rouge à lèvres.

L’art pour évacuer les souffrances

« Si c’est la raison qui fait l’homme, c’est le sentiment qui le conduit.»
Jean-Jacques Rousseau, écrivain, philosophe et musicien suisse, 1712-1778

J’ai toujours eu la conviction que ce n’était pas l’argent qui menait le monde, mais bel et bien l’amour. C’est par amour que les gens s’enfuient vers des contrées à l’opposée de celles qui les ont vu naître, c’est par amour que les enfants égratignent des feuilles et offrent leurs gribouillis à leurs parents et, surtout, c’est par manque d’amour que les êtres humains veulent contrôler leur environnement et les gens qui l’habitent.

Je crois aussi que l’art peut sauver des vies. Je sais que peindre a sauvé la mienne. Si mon sous-sol n’était pas rempli de toiles noires et mauves, je me demande où j’aurais lancé les émotions qui, à 16 ans, me bloquaient la gorge, m’emplissaient de frustration et m’enlaidissaient de colère. Si mes tiroirs ne débordaient pas de pages barbouillées de pensées, quelquefois cohérentes, souvent complètement décousues, j’ignore comment j’aurais réussi à faire naître en moi la confiance nécessaire pour percevoir la beauté de la vie.

Est-ce que barbouiller un mur de sa signature unique permet aux jeunes qui le font d’exister ? Est-ce que transformer des couleurs en œuvres choquantes permet à ceux qui les conçoivent de s’aimer plus ? Est-ce que vouloir attirer l’attention et divulguer ses opinions au grand jour est un signe d’intelligence ? De faiblesse ? Je ne sais pas. Je pense que chacune de ces questions possèdent plusieurs réponses, mais je n’ai pas l’ambition d’y répondre.

Confortablement installée dans mon salon, si je tourne le regard vers la rue derrière moi, une clôture est maculée de graffitis. Sans mettre mes lunettes, je ne décèle aucun détail. Je constate seulement que le paysage est un peu moins harmonieux. J’imagine aussi que les gens qui habitent derrière la clôture sont horrifiés de voir leur palissade ainsi saccagée.

Par contre, si je dépose mes lunettes sur mon nez, je vois une panoplie de signatures. Elles ressemblent aux esquisses que je faisais lorsque je tentais de trouver la mienne. Chacune possède sa propre personnalité et camoufle sûrement un grand besoin d’amour. Je sais que ce n’est pas bien de vandaliser la propriété d’autrui. Je sais que ce n’est pas correct de détruire ce qui ne nous appartient pas et ce peu importe la douleur qui émerge de nous lorsque c’est le pinceau ou la canette de peinture qui s’exprime. Je sais… Pourtant, en regardant les graffitis qui garnissent mon quartier, j’ai une petite pensée pour tous ces jeunes qui choisissent de salir l’environnement d’autrui plutôt que de souffrir en silence.

Est-ce que dessiner sur un mur sauve la vie de certains jeunes ? Je l’ignore, mais si seulement un ado – un seul - chargé de colère parvient à éviter le pire en expiant ses douleurs grâce à un graffiti, je lui offre ma porte de garage sans problème.

L’art pour se laisser guider par son instinct

« Si l’on sait exactement ce qu’on va faire, à quoi bon le faire ? ».
Pablo Picasso, artiste espagnol, 1881-1973

J’avais à peine 10 ans lorsque j’ai réalisé que mon passage sur la planète serait éphémère. Le décès précipité de mes grands-parents, tout en remplissant mon cœur de fillette de tristesse, m’a permis d’acquérir une certitude : la vie est courte.

Au lieu de me faire peur, cette réalité m’a remplie d’énergie. Dès lors, j’ai été habitée par l’urgence d’agir. Je devais vivre ! Aujourd’hui, là, tout de suite… Profiter du présent, ne pas m’inventer de scénarios pour l’avenir et faire la paix avec mon passé.

Aujourd’hui encore, je suis convaincue que mourir est l’un des plus beaux cadeaux que l’existence nous offre. C’est parce que la vie est si fragile qu’il faut faire en sorte que chaque journée compte. C’est parce qu’elle est si imprévisible qu’il faut semer des sourires, éviter les querelles inutiles et, surtout, pardonner à nous et aux autres les événements qui nous font douter que la vie soit belle. C’est la précarité de mon existence qui me motive à m’investir dans des causes plus grandes que moi et c’est la conviction que chacun de mes pas laisse des traces dans la vie des autres qui m’incite à avancer.

Je plonge dans mes souvenirs et j’essaie de retrouver des événements où l’hésitation a pris le dessus sur mon élan et je ne trouve pas. Pourtant, je pense qu’il est important de prendre le temps de mesurer l’ampleur de nos actions, mais mon essence me dit que, instinctivement, je sais ce qui est bon pour moi. Si je suis suffisamment honnête envers moi-même et si je laisse ma petite voix intérieure me guider, je serai toujours sur la bonne route.

En ce sens, la création artistique me permet de prendre du recul face à une situation et m’aide ainsi à voir plus clair. Une chose est sûre, jamais je ne saurai l’issue de l’avenue non empruntée, alors inutile d’empoisonner mon présent de si j’avais complètement vides de conséquences. Mon truc à moi, lorsque je ne suis pas certaine de la voie à suivre : je prends le temps de méditer, de dormir sur une hésitation s’il le faut, de la peindre, de l’écrire aussi, mais jamais je ne m’abstiendrai d’agir par peur du pire… Car le pire, selon moi, c’est le bonheur qui se sauve, tanné d’attendre après le résultat de mon analyse.

J’ignore où je serai demain, mais une chose est sûre : si la lumière de la mort venait m’aspirer, j’aurais la certitude d’avoir existé.